TRIBUNE publiée dans Le Monde
- Jacques Marceau – Membre de la Fondation Concorde, président de l’agence de communication Aromates
- Pascal Picq – Paléoanthropologue
« Se poser la question de la condition de l’aidant au travail devient un enjeu économique majeur »
L’épreuve est une formidable source de transformation individuelle, qui peut devenir précieuse pour une entreprise, constatent le consultant Jacques Marceau et l’anthropologue Pascal Picq dans une tribune au « Monde », alors que près d’un quart de la population active française se trouve en situation d’aider un proche, et que le 6 octobre se tient la Journée nationale des aidants.
La pandémie de Covid-19 a mis en évidence combien l’entraide tisse les liens anthropologiques et sociétaux fondamentaux de nos sociétés. C’est ainsi que des millions de personnes « invisibles », souvent des femmes, échappant à toute statistique socio-économique, œuvrent au quotidien pour accompagner, éduquer ou procurer des soins à un proche handicapé ou dépendant. Une situation humainement normale mais qui devient un enjeu non seulement social, mais encore économique majeur pour nos sociétés du fait de ses conséquences sur le travail et les entreprises.
Entre handicap, vieillissement de la population et explosion des maladies chroniques, la démographie de la dépendance est, conformément aux prévisions des augures et autres démographes, en pleine croissance. Dans le même temps, le nombre d’actifs en France ne s’est jamais autant contracté alors que notre système de protection sociale est principalement financé par le travail. Des actifs qui, de surcroît, seront statistiquement presque tous amenés, à un moment de leur vie, à aider un proche malade, handicapé ou dépendant.
Un collaborateur fragilisé
En effet, si l’on estime en France à 11 millions le nombre de personnes en situation d’aider un proche, plus de 60 % d’entre eux sont des actifs cumulant fonction d’aidant et activité professionnelle. Pas moins du quart de la population active française !
Une situation dont les conséquences sont immenses non seulement et bien entendu sur la vie tant privée que professionnelle de ces aidants actifs, mais encore sur le plan macroéconomique. Ainsi, se poser la question de la condition de l’aidant au travail n’est plus seulement une question d’humanité, mais devient un enjeu économique majeur qui vient percuter les fondamentaux d’une société numérisée, chaque jour davantage dirigée par le chiffre et la norme.
Moteur économique et pilier social de cette société productiviste, contrainte à la recherche permanente de l’élévation de son niveau de performance pour rester dans la compétition mondiale et faire face à des obligations, normes et autres prélèvements toujours plus nombreux, l’entreprise n’est a priori le lieu ni de l’entraide ni du don de soi.
Aussi, l’aidant devient un collaborateur fragilisé, occupé et préoccupé par une montagne d’autres tâches et de soucis qui n’ont pas grand-chose à voir avec ses fonctions professionnelles. Ecartelé entre l’obligation de satisfaire à la contrainte de performance imposée par son métier et à l’impératif de l’attention et du soin à porter à une personne aidée, l’aidant actif doit alors faire face à un conflit intérieur et à une charge qui le conduira bien souvent à l’épuisement.
Une école de vie
C’est ainsi que certains jetteront l’éponge, en démissionnant ou, dans le meilleur des cas, en prenant un congé sabbatique pour aider un proche. Une perte sèche pour l’entreprise qui se verra privée d’une ressource de plus en plus rare : main- d’œuvre et « cerveau d’œuvre ».
Cependant, si elle est et demeure une épreuve, l’aide est aussi une école de vie et souvent le lieu d’apprentissage d’un savoir-faire et d’acquisition de qualités particulières. Des qualités qui, contrairement aux idées reçues, deviennent cardinales au regard de l’évolution des entreprises et de leurs missions au sein d’une société en pleine transformation.
Un constat très actuel mais qui ne date pas d’hier car c’est en 1910 que le Russe Piotr Kropotkine (1842-1921) publie L’Entraide. Un facteur de l’évolution, ajoutant un facteur jusque-là négligé de l’évolution. Un siècle plus tard, l’éthologue Frans de Waal publie L’Age de l’empathie (Les Liens qui libèrent, 2010). C’est un fait : les sociétés animales, et plus particulièrement de singes et de grands singes, ne peuvent survivre sans entraide, que ce soit au sein d’un groupe d’une même espèce ou entre individus de différentes espèces.
A l’échelle des écosystèmes, ce sont les tissus d’interactions avec des « services rendus », certes inconsciemment, entre espèces qui assurent plus de biodiversité et de résilience. Conscients ou inconscients, il s’agit donc de facteurs universels qui, hélas, se sont dégradés dans nos sociétés modernes, productivistes et consuméristes.
Ecosystèmes complexes
Aujourd’hui, et sous l’effet de la mondialisation, des transformations technologiques, sociétales et environnementales, les entreprises comme les administrations se sont muées en des écosystèmes complexes dont la performance et la résilience procèdent dorénavant et avant tout de la qualité des interactions en leur sein.
Dans ce contexte, la prise en compte des fragilités des collaborateurs de l’entreprise, qu’elles soient associées à un handicap ou à une fonction de proche aidant, est devenue stratégique, ces fragilités ayant des conséquences directes sur ces interactions. Mais, surtout, l’épreuve est souvent une formidable source de transformation individuelle, qui peut devenir très précieuse pour une entreprise, elle-même en pleine transformation.
En somme, là où le chacun pour soi et la compétition étaient la règle, l’entraide et la « coopétition » sont devenues les facteurs premiers de succès et de résilience. Car rien, pas même la plus formidable aide technologique, ne pourra se substituer à l’épouillage, c’est-à-dire la fréquence et la qualité des interactions entre individus.
Une organisation où la culture dominante du management est celle de l’entraide et de la solidarité voit rejaillir, sans qu’il soit besoin de clamer haut et fort ses vertus ni d’afficher sa RSE [responsabilité sociale et environnementale], ses effets sur sa réputation, sa relation clients, sa capacité d’innovation et l’engagement de ses équipes. L’entraide, pour user d’un terme très marketing, c’est du gagnant- gagnant. Plus fondamentalement, une exigence anthropologique, pilier de ce qui fait l’essence de l’évolution humaine.
- Jacques Marceau est expert santé à la Fondation Concorde et cofondateur des assises des aidants.
- Pascal Picq est l’auteur de « Les Chimpanzés et le télétravail. Vers une (r)évolution anthropologique »